Quelques aspects du commerce du livre ancien en Europe et aux Etats-Unis aux 19e et 20e siècles
Conférence tenue à l'Ecole Normale Supérieure le 25 septembre 2001, dans le cadre de la première édition de l'Ecole d'été de l'Institut d'histoire du livre.
Bernard M. Rosenthal
Conférence tenue à l'Ecole Normale Supérieure le 25 septembre 2001, dans le cadre de la première édition de l'Ecole d'été de l'Institut d'histoire du livre. De légères modifications ont été apportées, avec l'aide de l'auteur, pour faciliter l'accès au texte écrit.
Cette communication est surtout consacrée au commerce du livre ancien aux Etats-Unis - thème probablement peu connu ici, pays où a été pour ainsi dire inventée l'Histoire du Livre. Et si de temps en temps je fais allusion à ma famille, c'est parce qu'elle est étroitement liée à l'histoire du commerce du livre. Celle-ci est aussi l'histoire du livre et l'histoire du commerce du livre ancien est aussi l'histoire de la bibliophilie et de la constitution de collections. Commençons par quelques observations sur la langue internationale de la bibliophilie, de la bibliographie et du commerce du livre ancien.
Jusqu'à la guerre de 14-18 la langue internationale traditionnelle était le français ; de temps en temps on se servait aussi de l'anglais, ou des deux en même temps. L'énorme catalogue Choix de livres anciens rares et curieux publié en douze volumes par Olschki à Florence à partir de 1907 est rédigé entièrement en français. Son beau catalogue Le livre en Italie à travers les siècles qui accompagnait l'exposition qu'il organisa à l'occasion de l'Exposition internationale de l'industrie du livre à Leipzig en 1914 est en français - pas en allemand. La maison Ludwig Rosenthal à Munich publia beaucoup de catalogues en français ou en allemand-et-français. Quant à Jacques Rosenthal, le frère cadet, son attachement à la France semble avoir provoqué des critiques dans certains milieux allemands, au point d'avoir trouvé nécessaire de se défendre publiquement : dans la préface du premier volume de son grand catalogue d'incunables publié en 1900, il souligne qu'il agit comme beaucoup d'auteurs qui s'adressent à un public international. Il cite comme exemples Bartsch et Schreiber pour leur usage du français, Kristeller et Haebler pour leur emploi de l'anglais :
Mon but en me servant du français est de profiter de son extension dans le monde entier pour arriver à me faire comprendre de ma clientèle dispersée dans tous les pays du globe. Cette idée n'est du reste pas nouvelle. C'est en grand nombre en effet que l'on peut citer les auteurs qui ont écrit dans une langue autre que la leur…Doit-on pour cela accuser les uns de gallomanie, les autres d'anglomanie ? Je ne le crois pas, vu qu'ils agissent dans le but louable d'être utiles à l'Univers… Mon but est donc, moi aussi, de me faire comprendre de la plus grande quantité possible d'amateurs et ceci, je le crois, suffit pour excuser le délaissement de ma langue maternelle et me défendre de toute accusation de gallomanie…
Gallomanie est, je suppose, le péjoratif de francophilie. J'ai noté, d'ailleurs, que même quand la note descriptive etait rédigée en français, arrivé au point où Grand-père voulait souligner la rareté d'une pièce, il ajoutait toujours en anglais : Not in the British Museum nor in the Bodleian Library, incunable d'une rareté prodigieuse (les libraires ont toujours eu du talent pour inventer des superlatifs). On n'en connaît qu'un exemplaire à Besançon, suivi par no copy in the British Library nor in the Bodleian Library et puis trois feuillets manquent…
On se servait aussi du français chez Jacques Rosenthal pour les annonces importantes. Peu après que les trois frères Rosenthal eurent décidé de se séparer en 1895 - le frère aîné, Ludwig, avait fondé la maison en 1859 - nous lisons sur la couverture du premier catalogue publié par Jacques : Adresser (les commandes) exactement. Ne pas confondre ma maison avec d'autres du même nom de famille. Evidemment une certaine froideur semble avoir régné entre les trois frères après le partage de leur gigantesque librairie… Dans plusieurs catalogues, surtout de théologie catholique, publiés autour de 1900, Jacques Rosenthal utilisait le latin, non seulement pour le titre ou le sous-titre, mais parfois aussi pour informer les bibliothécaires des services qu'il pouvait leur rendre. Qui pouvait songer à faire de la publicité en latin ?
L'usage du français comme langue internationale diminue peu à peu et est remplacé après la guerre de 14-18 par l'anglais, surtout, à mon avis, à cause de l'importance croissante du marché américain. Je pense que, depuis les années 40, on ne peut plus parler d'une " lingua franca " dans notre métier : les libraires se servent de leur propre langue et les bibliothécaires américains, ayant reçu dans leurs écoles de bibliothéconomie une formation professionnelle plus rigoureuse, ont tous appris à lire Catalog Italian et Catalog German.
Bibliophile et collectionneur
Je tiens à faire une distinction entre bibliophile et collectionneur. La frontière entre les uns et les autres n'est pas nette - le livre rare (et surtout ceux qui le collectionnent) ne se prêtent guère aux définitions trop précises. C'est justement cet élément d'ambigu et d'indéfinissable, voire de chaotique, qui rend notre métier si séduisant. Je vous donne donc une définition simplifiée, mais elle devrait suffire pour le moment.
Le collectionneur, c'est le professeur de latin qui cherche toutes les éditions de Salluste, c'est l'historien du livre qui fait la collection de tous les catalogues de ventes aux enchères du XIXe siècle. C'est aussi la bibliothèque de Berkeley qui, pendant la période mouvementée des années 60, collecte soigneusement les pamphlets, affiches et milliers d'éphémères qui circulent lors du mouvement contre la guerre au Vietnam. L'objectif est donc le texte et l'information.
Le bibliophile veut plus que le texte et l'information : il ou elle exige de beaux exemplaires, des reliures élégantes, des éditions rares, des livres remarquables pour leur illustration, leur provenance, leur parfait état de conservation, (plus récemment aussi pour les notes marginales). L'accent est donc mis sur le livre comme objet sensuel et esthétique et, peut-être, historique. Il est sous-entendu que les livres de cette catégorie ont une valeur commerciale supérieure aux autres et que, par conséquent, le bibliophile a les moyens nécessaires pour se permettre cette faiblesse, d'aucuns diraient ce luxe. L'érudit latiniste et poète anglais Alfred Edward Housman avait une définition plus succinte : Bibliophiles, an idiotic class.
La rareté du livre de consultation
Quand nous parlons de livres rares, nous associons généralement ce terme avec le livre recherché par les bibliophiles. Mais il en existe une autre classe, le livre de consultation épuisé, recherché par les érudits pour leur travail et surtout par les bibliothèques universitaires pour lesquelles il ne s'agit certainement pas d'un luxe ! Habituellement, ce livre se trouve chez les libraires spécialisés. Mais après la guerre de 39-45, certains de ces livres étaient devenus presqu'introuvables pour des raisons faciles à deviner :
- Généralement ces livres étaient tirés en nombre réduit, juste nécessaires pour satisfaire le marché universitiare,
- De nombreux livres furent détruits pendant la guerre et les bibliothèques européennes, notamment en Allemagne, cherchèrent à remplacer les livres disparus,
- Il y eut, surtout aux Etats-Unis, un accroissement étonnant du nombre d'universités après le lancement du Spoutnik en 1957 par l'Union Soviétique qui provoqua un sentiment d'infériorité en Amérique,
- Enfin le Japon s'intéressa de plus en plus aux livres de culture occidentale.
Il en résulta une extraordinaire pénurie qui haussa le prix de ces ouvrages à des niveaux presque ridicules : les Annales de l'imprimerie des Alde de Renouard, publié en 1834, coûtait plus cher qu'une édition Aldine du XVIe siècle ; la Bibliographie Lyonnaise de Baudrier avait disparu - mais si j'en avais eu un exemplaire en 1960 mon prix vous aurait coupé le souffle ; les volumes du chanoine Ulysse Chevalier publiés au début du XXe siècle valaient leur poids en or - et tout médiéviste sait qu'ils sont très lourds ! C'est ainsi que pendant une douzaine d'années, jusque vers 1965, je gagnais ma vie grâce au livre d'érudition. Je regarde avec une certaine nostalgie mes listes et catalogues de cette période, avec un taux de vente moyen de 90% ! Mes clients étaient presqu'exclusivement des bibliothèques universitaires et c'est une clientèle moins rigoureuse que les bibliophiles, souvent exigeants et difficiles à satisfaire.
Cette pénurie de livres de consultation cessa à la suite des réimpressions en masse - réimpressions souvent publiées par les libraires eux-mêmes, car ils connaissaient beaucoup mieux que les éditeurs originaux la rareté de certains ouvrages indispensables, leur prix élevé et le désespoir des bibliothécaires - combinaison irrésistible qui expliquait la cherté de ces réimpressions. Mais les bibliothèques purent enfin combler leurs lacunes et les libraires retournèrent à leur métier d'origine (Ils purent finalement acheter la Bibliographie lyonnaise en réimpression pour leur bibliothèque de travail). Mais encore aujourd'hui certains ouvrages de consultation épuisés ont une valeur commerciale très élevée.
Il serait donc peut-être justifié de dire que le bibliophile est toujours collectionneur, mais que le collectionneur n'est pas nécessairement bibliophile. Les collectionneurs existent depuis toujours, tandis que les bibliophiles ne sont apparus qu'au XVIIIe siècle. C'est aussi au XVIIIe que le commerce du livre ancien, très lentement, prend son indépendance par rapport à celui du livre d'occasion et qu'apparaissent les libraires spécialisés et les bibliographes (ce sont souvent les mêmes) qui jettent la base de la bibliophilie contemporaine. C'est une bibliophilie différente de celle pratiquée par les rois de France, les Ducs de Bourgogne ou l'aristocratie. On peut même dater sa naissance de 1763, date de la publication de la Bibliographie instructive ou traité de la connaissance des livres rares et singuliers du libraire français Guillaume-François De Bure, le premier manuel français spécifiquement destiné aux collectionneurs de livres rares (je cite ici mon confrère Jean Viardot et son article fondamental sur l'histoire de la bibliophilie, paru dans l'Histoire de l'édition française.
L'influence de l'ouvrage de De Bure dépasse vite les frontières de la France. Le premier bibliophile américain (le seul d'ailleurs à cette époque) William MacKenzie de Philadelphie, qui débuta sa collection vers 1780, en possédait un exemplaire ; plus tard il y ajouta la deuxième édition du Manuel de Brunet. Il achetait ses livres aux libraires locaux, déjà nombreux à Boston et Philadelphie, et sans doute aussi directement lors des grandes ventes anglaises et françaises. Un de ses principaux fournisseurs à Philadelphie était l'érudit franco-américain Nicolas Gouin Dufief, qui exerçait le métier de libraire à temps partiel mais avec beaucoup de succès ( il était aussi professeur de littérature française, lexicographe, maître d'école, traducteur et bibliothécaire). À la mort de MacKenzie en 1828, sa bibliothèque comptait plus de sept mille volumes, y compris trente-six incunables, presque tous de toute première qualité. C'est à MacKenzie que revient l'honneur d'avoir été le premier à importer en Amérique une impression du proto-typographe de l'Angleterre, William Caxton, la Legenda Aurea imprimée à Westminster en 1483.
Puisque nous parlons des incunables à Philadelphie au commencement du XIXe siècle, restons donc aux Etats-Unis. J'esquisserai l'histoire du commerce des livres rares en prenant les incunables comme exemple. En 1838, l'Union Theological Seminary de New York acheta en Allemagne, pour ses étudiants et ses professeurs, la bibliothèque du bénédictin et professeur de théologie Leander van Ess. Le but était de jeter les bases d'une bibliothèque de travail et de recherche. Cet achat fit sensation, car cette bibliothèque de treize mille cinq cents volumes comptait un nombre important de manuscrits médiévaux et quatre cents incunables. Soit dit entre parenthèses : la formation et la vente d'une pareille bibliothèque étaient le résultat direct de l'énorme redistribution de livres qui commença avec la suppression de l'Ordre des Jésuites pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle et continua avec la sécularisation des biens ecclésiastiques autour des années 1800 sous Napoléon et le Congrès de Vienne en 1815.
Cet objectif pratique, didactique/historique anima quelques bibliophiles américains, surtout après la fin de la guerre civile en 1865. Plusieurs constituèrent de belles collections pour illustrer l'origine et l'expansion de l'imprimerie au XVe siècle. Le plus systématique d'entre eux fut le général Rush Hawkins, qui bâtit sa collection d'impressions du XVe avec une rigueur admirable (on voit qu'il était militaire…) : il dressa une liste de tous les lieux d'impression et de tous les imprimeurs, avec les titres des premiers livres sortis de leurs presses, liste de desiderata qu'il fit circuler parmi les libraires. Cette liste, qu'il fit imprimer, pourrait être considérée comme la première bibliographie d'incunables publiée aux Etats-Unis.
Il n'aimait pas beaucoup les libraires et il choisit avec soin ses favoris : Cohn à Berlin, Quaritch à Londres et Claudin à Paris. Tous ses incunables venaient d'Europe (il ne mentionne pas un seul libraire américain). Il avait comme conseiller le bibliographe anglais Henry Bradshaw, à qui il rendait souvent visite à Cambridge. Celui-ci lui dit un jour :
Mon cher Général, je ne peux jamais oublier que vous êtes américain et que vous vous intéressez aux origines de l'imprimerie !
Grâce à d'autres collectionneurs (moins pittoresques que notre général mais peut-être mieux disposés envers les libraires), et grâce à des acquisitions de collections en bloc, vers 1900 nous comptons à peu près quatre à cinq mille incunables aux Etats-Unis, y compris sept bibles de Gutenberg : de ces sept exemplaires, quatre et demi appartenaient à deux collectionneurs seulement, les géants de la bibliophilie américaine, Pierpont Morgan et Robert Hoe. Presque tous viennent de ventes ou de librairies en Grande Bretagne et Europe continentale.
Il est impossible de préciser quand le commerce spécialisé du livre rare débute aux Etats-Unis. Vers la moitié du XIXe siècle, et surtout à New York après la fin de la guerre civile en 1865, on trouve des libraires avec des inventaires de centaines de milliers de volumes. Mais si les libraires sont bien conscients du fait que certains de leurs livres sont " rares " ou même " très rares ", beaucoup plus chers donc que les autres, ils vendent aussi du livre d'occasion et du livre scolaire.
Parmi eux l'exemple le plus spectaculaire est William Gowans de New York. Ses centaines de milliers de livres occupaient plusieurs étages, ainsi qu'un sous-sol qui n'avait pas d'éclairage. Il fallait faire son chemin à l'aide d'une lampe au kérosène à travers d'étroites tranchées formées de livres entassés sans aucun ordre ; de temps en temps ces tranchées s'écroulaient et il fallait alors grimper sur des montagnes de livres. Ce chaos était une attraction irrésistible et, en même temps, le désespoir des collectionneurs : attraction, parce qu'on ne savait jamais si parmi ces masses d'imprimés sans aucune valeur on ne pouvait pas faire une trouvaille, désespoir parce que la recherche ressemblait d'avantage à une fouille archéologique ou à une visite aux catacombes. À sa mort en 1870, la librairie fut dispersée : huit tonnes allèrent directement aux marchands de vieux papier, le reste fut vendu aux enchères en 60 520 lots - le catalogue occupe presque deux mille cinq cents pages ! Son collègue Joseph Sabin jugea, un peu trop sévèrement peut-être, que l'immense stock de feu M. Gowans ne contenait pas un seul livre de valeur.
Joseph Sabin, d'origine anglaise (Gowans était écossais) fonda sa propre librairie à New York en 1864 et bientôt sa maison fut fréquentée par tous les collectionneurs de la région. Homme d'une énergie inépuisable, il était aussi éditeur, bibliographe, auteur de catalogues et commissaire-priseur (c'est Sabin qui présida vers 1880 à la vente aux enchères de la première Bible de Gutenberg aux Etats-Unis). Sabin, spécialiste en Americana, perpétua la tradition du libraire-bibliographe, et il est surtout connu aujourd'hui pour sa grande bibliographie d'Americana dont le premier fascicule sortit en 1868. Il la laissa inachevée mais l'importance de l'ouvrage qu'il avait mis en chantier était telle qu'il fut achevé cinquante-cinq ans après sa mort par un bibliographe de la New York Public Library (le vingt-neuvième et dernier volume sortit en 1936). A sa mort en 1881, Sabin était probablement le personnage le plus connu du monde américain du commerce du livre. Peut-être est-ce lui qui mériterait le titre de premier libraire antiquaire des Etats-Unis. D'autres diraient que ce titre est dû à Henry Stevens du Vermont, spécialiste en Americana, qui séjourna plusieurs années en Europe à la recherche d'Americana pour ses clients aux Etats-Unis. Ses connaissances étaient tellement approfondies qu'Antonio Panizzi, le directeur du British Museum, le chargea d'examiner la section Americana et lui donna carte blanche pour identifier les lacunes afin de les combler. En dix ans Henry Stevens trouva bien seize mille ouvrages qui sont aujourd'hui sur les rayons de la British Library ! On peut aussi citer Samuel Drake de Boston, qui fut, semble-t-il, le premier libraire à souligner que son stock était exclusivement composé de livres rares.
Essayer d'établir une priorité me semble un peu stérile. Disons simplement que c'est autour de 1900 que s'établit chez nous un commerce spécialisé en livres rares ; un autre pionnier est Charles Sessler de Philadelphie : autrichien de naissance, il arriva aux Etats-Unis en 1880 (un an avant la mort de Sabin) et compta presque tous les grands bibliophiles parmi ses clients. L'un d'eux, A. Edward Newton, écrivait : " Monsieur Sessler va en Europe deux ou trois fois par an avec ses poches pleines d'argent. Il revient avec un tas de livres pour vider les nôtres. " Un événement important est la fondation du Grolier Club à New York en 1884. Les statuts précisent que le but du Club sera l'étude et le développement (le mot anglais est " promotion ") des arts relatifs à la production du livre, y compris la publication de travaux pour illustrer, faire avancer et encourager ces arts.
Notez une fois de plus le ton pratique et pédagogique qui caractérise la bibliophilie américaine.
Le grand concurrent de Sessler était Abraham Simon Rosenbach - Rosenbach tout court - originaire d'une ancienne famille juive sépharade de Philadelphie. On l'a appelé, non à tort, le Napoléon de la librairie ancienne, mais quelqu'un a ajouté " oui, sans doute c'était un Napoléon, mais sans maréchaux ". Il domina les grandes ventes d'Angleterre et des Etats-Unis entre 1915 et 1945 (il mourut en 1952) et il inspirait la terreur aux concurrents - il ne lâchait jamais… S'il était théâtral, si peut-être il aimait excessivement la publicité, si les histoires qu'il aimait raconter sur ses chasses aventureuses aux livres rares dans les châteaux et monastères d'Europe étaient parfois pure invention, s'il était trop conscient de sa supériorité et même arrogant - son enthousiasme, ses profondes connaissances, surtout en bibliographie et en littérature anglaise, et ses pouvoirs de persuasion étaient tels qu'il a su inspirer plusieurs de nos plus grands bibliophiles - surtout les très très riches - et c'est grâce à son énergie et à sa dévotion sincère que beaucoup de trésors se trouvent aujourd'hui dans les bibliothèques américaines. Sa biographie occupe six cent vingt pages et, comme dit justement son auteur Edwin Wolf, sa place dans le monde du commerce du livre ancien et l'importance des livres qu'il achetait, vendait et collectionnait étaient telles que cette biographie est en même temps l'histoire du commerce du livre ancien en Amérique.
Dans les années 20 et 30 un grand spécialiste en incunables et Americana règne à côté de Sessler et Rosenbach : Lauthrop Harper publie à New York, entre 1927 et 1930, un catalogue de mille incunables, rédigé par les meilleurs spécialistes américains de l'époque (c'est un record qui tient toujours pour les Etats-Unis). On était encore à l'âge où régnait la mode des incunables, mode dont les racines remontent au XIXe siècle et qui fut pour ainsi dire systématisée par plusieurs libraires européens, y compris par mes deux grands-pères, Jacques Rosenthal à Munich et Leo Olschki à Florence. (Un confrère me dit un jour : " tu as de la chance d'avoir deux grands-pères qui ont inventé les incunables ! "). De 1900 à 1905, Rosenthal publia son catalogue Incunabula typographica avec trois mille deux cents incunables, en même temps Olschki achevait la rédaction de son catalogue Monumenta typographica avec mille cent incunables, collection qui fut achetée en bloc par Henry Walters de Baltimore en 1906.
Voici une anecdote qui illustre les relations entre Olschki et Rosenthal. Ils avaient à peu près le même âge, et quand Olschki fonda sa librairie à Vérone en 1886, Rosenthal travaillait avec ses deux frères à Munich. Ils se connaissaient donc depuis longtemps et étaient devenus bons amis. On raconte qu'un jour ils étaient à une vente de Sotheby's à Londres et, comme d'habitude, ils étaient assis l'un à côté de l'autre. Un lot de cette vente était décrit très superficiellement comme contenant une vingtaine de pièces, dont trois ou quatre étaient identifiées par auteur et titre, le reste simplement caché sous les mots " and others " (et autres). Or Rosenthal, ayant examiné soigneusement ce lot avant la vente, avait découvert parmi ces autres une pièce aussi rare qu'importante et prévoyait déjà une bonne affaire. L'enchère part à quelques shillings, mais le prix monte rapidement et arrive à une somme que Rosenthal n'avait certainement pas prévue. Evidemment, il n'était pas le seul à savoir que dans ce lot modeste se cachait un petit trésor et pour voir qui était son concurrent dans la salle, il se tourne et découvre que c'était son cher Olschki qui, son bras amicalement posé sur son épaule, faisait signe au commissaire-priseur ! Peut-être qu'après le mariage du fils de Rosenthal avec une des filles d'Olschki (dont je suis un des cinq résultats) cette scène n'aurait pas eu lieu, mais qui sait ?
Revenons à la scène américaine pour parler brièvement d'un phénomène qui a eu une profonde influence sur notre métier : l'arrivée dans les années 30-40 de réfugiés autrichiens et allemands : quelques-uns étaient des libraires déjà bien installés dans leur pays natal, d'autres avaient déjà fait leur apprentissage, d'autres étaient éditeurs, médiévistes ou historiens d'art. Une fois arrivés à New York, ils choisirent le métier de libraire, plus ou moins faute de mieux. Grâce à leur expérience, leur culture, leur connaissance des langues, (y compris le grec et le latin) et leurs racines européennes, leurs catalogues avaient un niveau d'érudition jusque là très rare aux Etats-Unis. (C'est un sujet sur lequel j'ai fait une conférence il y a une quinzaine d'années à la Rare Book School à la Columbia University). Ce petit groupe changea le métier pour toujours, en introduisant le ton et la tradition de l'école allemande ainsi que la sévérité, on pourrait même dire la tyrannie, bibliographique qui exigeait (et exige toujours) la citation de douzaines de bibliographies avec chaque fiche. Ils ont peut-être contribué à ce que j'ai appelé la teutonisation de nos catalogues, même si la nouvelle génération de libraires américains semble avoir réintroduit un ton de description plus subjectif et moins sévère. Ils ont aussi contribué à l'internationalisation du commerce américain du livre ancien et c'est largement grâce à eux qu'aujourd'hui le collectionneur français d'incunables, le bibliothécaire japonais qui cherche les livres d'érudition, le bibliophile qui collectionne les manuscrits médiévaux ne peuvent pas ignorer les libraires américains.
L'influence des bibliographies sur le marché du livre ancien
Cela peut vous étonner et vous choquer : il y a un rapport entre la science calme, modeste et pure de la bibliographie et le marché, et nous saisissons vite toute occasion de valoriser nos livres. Prenons une fois de plus les incunables comme exemple. En 1919 la Bibliographical Society of America publie son premier Census of fifteenth century books owned in America, inventaire des incunables aux Etats-Unis. Tous les libraires-antiquaires dignes de ce nom se précipitèrent sur ce volume pour proposer aux bibliothèques et aux bibliophiles américains les incunables qui leur manquaient ; deux mises à jour suivirent. Résultat : entre 1919 et 1975, le nombre d'éditions du XVe siècle monte de 6 300 éditions à13 000, le nombre d'exemplaires de 13 000 à 52 000 ! Tous ceux d'entre nous qui font le commerce d'incunables devraient élever une statue de bronze aux compilateurs de ces ouvrages si utiles, M. Winship et ses successeurs, Mme Margaret Stillwell et M. Frederick Goff. Aujourd'hui, la note " inconnu à Goff " sur la fiche d'un incunable signifie " très cher ".
Un autre exemple est la publication de la Bibliography of American Literature, 1955 à 1991 : toutes les éditions des œuvres des principaux auteurs américains morts avant 1931 y sont décrites d'une manière incroyablement détaillée, selon toutes les règles de la bibliographie matérielle. C'est ainsi que le libraire qui croyait avoir une belle édition originale de Nathaniel Hawthorne apprend à son grand chagrin qu'il existe trois exemplaires avec un faux titre que personne ne connaissait avant. Le prix chute, surtout quand le malheureux libraire apprend que les exemplaires en toile bleuâtre comme le sien sont du deuxième tirage, le premier étant toujours en toile verte… Pour nous qui sommes spécialistes du Moyen Age et de la Renaissance, ce ne sont pas seulement les bibliographes mais aussi les professeurs et les savants qui, sans s'en rendre compte, influent sur nos prix. Si, par exemple, l'un d'eux écrit un article dans lequel je lis que la compilation d'interminables sermons de tel ou tel prêcheur du Moyen Age, imprimée à Venise en 1495 et dont j'ai un exemplaire sur mes rayons depuis des années sans avoir réussi à le vendre, si donc ce savant annonce qu'il a découvert que plusieurs de ces sermons ont inspiré certaines œuvres d'Erasme - alors le prix monte et l'incunable est vite placé chez un collectionneur d'Erasme qui me remercie à genoux…
J'ai été le témoin, pendant le demi-siècle de mon activité, d'évolutions dans notre métier. Aux Etats-Unis, le premier changement important de l'après-guerre est la fondation en 1949 de notre équivalent du SLAM, l'Antiquarian Booksellers Association of America. Elle impose une certaine discipline et cohérence à cette bande d'individualistes qui, jusqu'à ce moment-là, ne s'étaient même pas mis d'accord sur une dénomination commune à tous. Le terme généralement utilisé était Dealer in Rare Books (beaucoup s'en servent encore). Depuis 1949, grâce surtout à cette nouvelle organisation, le terme Antiquarian Bookseller est généralement accepté, même s'il n'est pas tout à fait exact puisqu'il semble exclure le livre moderne. C'est une erreur que nous partageons avec nos confrères britanniques, néerlandais et autres, tandis que cette ambiguïté n'existe pas en France, où siège le Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne.
En 1953, quand j'ai ouvert ma librairie, New York était la capitale incontestée des livres rares aux Etats-Unis. Presque tous les grands libraires étaient là ou se trouvaient sur la côte Est, entre Boston et Philadelphie. Les grands libraires de Chicago ou de la West Coast, c'est-à-dire à Los Angeles et San Francisco, servaient une clientèle locale. S'ils allaient en Europe, c'était surtout pour se ravitailler. Aujourd'hui la Californie fait concurrence à New York, nos foires du livre ancien sont devenues très populaires et sont fréquentées par des milliers de visiteurs : beaucoup de nos clients viennent de l'étranger et il faut souligner que bon nombre d'entre eux sont des libraires.
Ces foires du livre ancien sont tellement nombreuses et populaires aujourd'hui que seuls les anciens libraires se rendent compte qu'il s'agit d'un phénomène relativement récent. Elles ont commencé à Londres en 1958 et à New York en 1961. Ces débuts furent bien modestes et même les plus optimistes ne prévoyaient pas qu'un jour ces foires donneraient aux libraires qui exercent leur métier en dehors des grands centres comme Londres, Paris, New York, Munich ou Los Angeles, la possibilité d'exposer leurs livres au grand public et de soulever un peu le voile de mystère qui entoure notre métier. Ces foires sont aussi un lieu idéal d'échanges entre confrères, derniers potins et informations sur les acheteurs dont il faut se méfier. Dorénavant elles sont devenues un rite annuel ou biennal, souvent attendu avec impatience par les collectionneurs et les bibliothécaires. C'est à l'association anglaise, la ABA, que revient l'honneur de les avoir inventées. La même association a aussi pris l'initiative en 1947-48, avec l'association néerlandaise d'organiser une Ligue Internationale de La Librairie Ancienne, entreprise bien difficile dans une Europe à peine sortie de la guerre. Aujourd'hui vingt nations en sont membres et rien ne montre mieux la croissance, l'internationalisation et les grands changements dans l'histoire récente de la librairie ancienne que le fait que notre présidente est Mme Craddock, de Melbourne en Australie.
Les ventes aux enchères ont toujours joué un rôle-clé dans l'histoire du livre, depuis la toute première qui eut lieu en Hollande en 1599 jusqu'à nos jours. Même dans la jeune Amérique du XVIIIe siècle on en compte presque cinq cents, et plus de quatre mille au XIXe. Durant ma vie professionnelle j'ai noté quelques changements notables : en Allemagne d'après-guerre par exemple il me semble que les ventes aux enchères dominent complètement le marché. En Angleterre et aux Etats-Unis, on constate le raffinement des descriptions, souvent rédigées par des spécialistes et d'un niveau scientifique excellent : les catalogues de ventes de manuscrits par exemple sont devenus une documentation importante pour les historiens d'art et les spécialistes en paléographie. Un autre phénomène de l'après-guerre est le rôle de l'Amérique en tant qu'exportateur de livres anciens européens. Avant la guerre de 39-45 ce rôle était négligeable : pendant deux cents ans, ce fut une voie à sens unique, d'Europe vers Amérique. Vers 1950, cela commence à changer : les nations européennes commencent à rapatrier leurs livres et, en même temps, le Japon leur fait concurrence. Cette tendance perdure, au point qu'aujourd'hui, grâce à la participation vigoureuse des bibliophiles européens sur le marché américain, notre commerce est plus naturel et équilibré et nous sommes " one world " dans le vrai sens du mot.