La mise en page du texte poétique

Dates: 
Jeudi 08 Novembre 2001

Compte-rendu de la journée d'étude qui a eu lieu à l'ENS-lettres sciences humaines, Lyon le 8 novembre 2001

L'accueil des participants revient à Jean-Marie Gleize, responsable du Centre d'Etudes Poétiques qui a mis en œuvre cette journée. Dans sa présentation il rappelle qu'elle s'est fixé pour objectif de réfléchir sur la manière dont la mise en page contribue à la définition et à l'identification de la poésie. Comment est perçue la contrainte du cadre qu'est la page ? Comment l'imprimé joue-t-il de l'héritage manuscrit tout en imposant un système de normes qui lui est propre ? Voici quelques unes des questions majeures ici abordées.

Une première communication de Michèle Gally (ENS-lsh) et Olivier Collet (Université de Genève) concerne la présentation matérielle des corpus de poésie lyrique médiévale et en particulier ceux de Thibault de Champagne, depuis le XIIIe jusqu'au XXe siècle. Ces recueils de chansonniers sont généralement classés par genre (avec toutes les difficultés afférentes à ce mot), provenance régionale ou encore origine sociale des trouvères, et dans l'ignorance constante de la chronologie comme de l'aspect biographique. O. Collet commente un exemple d'après une édition de 1925 inspirée de celles de la fin du XIXe siècle -date à laquelle la lyrique médiévale était très en vogue chez les philologues : l'établissement du texte obéit à un ordre alphabétique des rimes et à une mise en page qui satisfait le lecteur moderne, sans se préoccuper du regroupement des recueils. Quelques diapositives de manuscrits des œuvres de Thibault de Champagne montrent comment le texte se présente en longues lignes rythmées par des lettrines de couleur et des lettres ornées qui marquent le début des pièces, avec des annotations musicales qui tendent à disparaître sur une longue durée.Michèle Gally souligne en premier lieu combien l'auteur et l'œuvre sont des notions problématiques, ne serait-ce que parce que le manuscrit est déjà décalé par rapport à la production de l'œuvre lyrique (la rime) elle-même.

En second lieu, il faut tenir compte de l' " invention " du Moyen Age, du Moyen Age comme fiction dès la période moderne. L'édition des Chansons du roy de Navarre par La Ravalière, au XVIIIe siècle, substitue ainsi au désordre médiéval (à ce qui est perçu comme tel) l'ordre moderne, en classant les chansons par matière et en marginalisant la musique, qui paraît alors insipide dans sa simplicité. Ces lieux communs (un Moyen Age naïf et simple) fondent l'invention du Moyen Age que l'on retrouve dans l'édition déjà mentionnée de 1925. Sous une forme si l'on veut plus scientifique, l'éditeur est aussi à la recherche du classement, de la biographie, de l'authentification des pièces auxquelles il adjoint un apparat critique important et une ponctuation -donc une interprétation- qui n'apparaît pas chez La Ravalière.Un dernier point concerne les nouvelles anthologies qui paraissent aujourd'hui en livre de poche et en bilingue. L'édition de poche, par exemple la collection Poésie chez Gallimard, propose une normalisation de la poésie médiévale selon le corpus du XIXe siècle, caractérisée par un dépouillement maximal de la page, la disparition de l'apparat critique comme de la musique, de façon à rendre possible une appréhension directe du texte. Ces éditions, souvent bilingues, impliquent que l'ancien français est une langue étrangère : ainsi se rallie-ton l'étrangeté du Moyen Age, étrangeté que nous trouvons également dans la poésie contemporaine, dont l'opacité et le travail complexe de la langue exigent un effort de la part du lecteur.

Didier Alexandre (Université Toulouse-Le Mirail) a choisi d'étudier le texte figuratif chez trois poètes : Apollinaire, Michaux et Claudel. Ce dernier, passionné de culture japonaise, use de l'idéogramme comme figure dans une précieuse édition japonaise qui n'est pas un livre à proprement parler mais un ensemble de textes, dont les Belles Lettres ont donné en 1975 une édition proche de l'original.Les hommes en croix de Michaux posent le délicat problème de la confection de ce genre de livre. Michaux a réalisé 400 dessins d'hommes en croix qu'il a ensuite commentés selon un procédé toujours identique. Le texte qui en résulte se présente donc comme un ensemble de commentaires, au nombre de 31 seulement, personne n'ayant gardé la trace des autres. En 1956 Bettencourt a réalisé une édition de ce texte (reprise en 1978 par Yves Peyré) sans consulter Michaux, lequel a salué le parti-pris de l'éditeur. De fait c'est bien une lecture du manuscrit qui est proposée et non pas celle que Michaux voulait en donner. Pour Michaux l'homme en croix est le signe occidental par excellence, mais les exemples ici commentés attestent le véritable échec de cet idéogramme dans sa mise en page même. La page de titre de l'édition de 1956, qui se présente comme une épitaphe, désigne d'ailleurs le poème comme tombeau et pointe l'impossibilité de Michaux d'assumer le signe que la société occidentale lui impose. En outre l'ordre de ces figures, dans la table des éditions que Michaux a lui-même établies, ne correspond pas toujours avec celui de la présentation des textes, distorsion témoignant d'une volonté de rupture certaine.Le dernier texte figuratif ici abordé concerne les calligrammes d'Apollinaire, accessibles dans l'édition -très insuffisante- de la Pléiade. A l'inverse des textes précédents ils sont difficiles à lire, aussi peu lisibles qu'ils sont visibles. Un caractère énigmatique s'attache au calligramme, surtout chez ce poète où il s'accompagne d'une déstructuration de la syntaxe qui peut aller jusqu'à une déstructuration complète du sens.

Jean-Marie Gleize (ENS-lsh) présente quelques aspects de l'imaginaire de la page dans la poésie contemporaine, vue tour à tour comme un mur, une table, une fenêtre, une surface, un cadre, une scène, autant de définitions qui sont loin d'être anodines et dont J-M. Gleize exhibe ici quelques images.La première est celle que développe Emmanuel Hocquard dans Théorie des tables. Dans sa postface il décrit sa méthode de travail comme un dispositif, toujours le même, consistant à disposer des objets sur une table, les contempler puis écrire le résultat de cette contemplation, les objets devenant en quelque sorte des énoncés verbaux. Dans son livre seules les pages de droite sont imprimées : comme la table la page a un dessus et un dessous, et dessous il n'y a rien. La fabrication du livre dit ainsi qu'il n'y a pas de dessous du sens (pas de " dessous de table "), tout est là, rien n'est caché.

Pour Victor Segalen la page est silencieuse, contrairement aux pages musicales des manuscrits médiévaux, et l'écriture est avant tout inscription, stèle : le poème se dresse comme un monument. Bernard Noël définit également le poème par sa verticalité, qui est celle-là même du corps humain, celle aussi de la surface de la page, qui porte le poème comme un arbre. On pense encore à la définition de Pascal Quignard de la page comme feuillaison, portée en exergue du programme de cette journée. Francis Ponge, quant à lui, s'avère assez embarrassé de cette verticalité. Elle est ce qui définit par excellence la posture humaine, mais comment penser le haut avec le bas, le ciel avec la terre (d'où l'image de " verte verticalité ") ? L'érection du poème lui semble contradictoire avec la page qui se fait de haut en bas.La profondeur de la page semble le pendant, à envisager, de la verticalité. La fenêtre est une autre image que l'on trouve notamment chez Denis Roche. Dans l'un de ses ouvrages écrits en 1972, on voit sur la page de gauche un lettré chinois assis à sa table devant une page blanche et regardant par la fenêtre, tandis que sur la page de droite s'inscrit le poème. Dans ce livre les poèmes sont d'ailleurs appelés fenêtres et numérotés.Ce qui est frappant dans ces exemples c'est le partage entre les écrivains qui sont très cohérents et très stables dans leur représentation de la page et ceux dont les représentations sont plutôt instables et problématiques, ainsi Ponge ne sachant pas s'il procède de haut en bas et se rangeant finalement à une écriture horizontale tout en maintenant l'illusion d'une représentation verticale : d'un côté les " verticalistes " pour qui le poème se dresse comme un bloc, de l'autre les " espaçants " pour qui le poème est redistribué dans la page et se présente comme un mobile. Aujourd'hui, les écrivains utilisant l'ordinateur ouvrent aussi des fenêtres, et la page écran s'avère une fiction durable, sinon un véritable bourbier métaphorique : on ne peut se débarrasser de la page.

Delphine Hautois (Université Lyon II), qui travaille à classer les archives de Jean Tardieu au sein de l'association qui porte son nom, s'est attachée à ses " poèmes à voir ", réalisation singulière à laquelle Tardieu pense dès 1974. Ce sont des poèmes qui peuvent se lire dans tous les sens (de gauche à droite et inversement, de haut en bas et vice-versa), et surtout qui s'appréhendent d'un seul coup et non dans le déroulement du temps : comme des tableaux. Un recueil réalisé dans un format à l'italienne (16 X 21) mettait en regard les poèmes autographes de Tardieu (12 au total) et des gravures d'Alechinsky. En 1990 Gallimard a réalisé une version grand public de cet ouvrage dans laquelle les gravures ont disparu, remplacées par les poèmes autographes (manière d'en dire la picturalité), faisant face à des reproductions dactylographiées des textes des poèmes.Tardieu refuse de sacrifier la lisibilité à la visibilité : contrairement aux calligrammes difficiles à lire, les poèmes tableaux sont parfaitement lisibles, composés uniquement de lettres tracées par l'auteur. D. Hautois présente quelques exemples de ces poèmes offrant un parcours de lecture (circulaire, par exemple) qui suggère une recomposition de la part du lecteur : le poème à voir est surtout à lire, et il exige du temps.

Hélène Lévy-Bruhl (enssib) s'interroge sur la manière dont le poète maîtrise l'édition de ces textes à travers l'exemple solidement documenté de Tristan Tzara. Entre 1916, date du premier recueil, et 1963, date de sa mort, paraissent 54 volumes qui dépassent donc largement la période dada à laquelle Tzara est généralement associé. De nombreux témoignages attestent également les échanges soutenus entre Tzara et son éditeur d'une part, entre Tzara et les artistes d'autre part. Où il appert, par quelques exemples, qu'une œuvre peut être parfois détournée par ses illustrations.

Jean-Pierre Bobillot (Université de Grenoble) termine cette journée par quelques réflexions très denses concernant la représentation typographique de la voix et l'autonomisation visuelle de la typographie, intitulées " plastique du sonore ". Le point de départ est l'exercice proposé par Bernard Heidsieck, exercice qui consiste pour lui à lire ses poèmes sur une scène pendant une dizaine de minutes, pendant que se superposent à la sienne d'autres voix (la sienne en fait, pré-enregistrée) lisant d'autres poèmes, et que se déroulent les pages de ces poèmes en un long ruban. Le spectateur-auditeur entend autant qu'il voit le poème (dans les pages de la partition).

Les poèmes de Pierre Albert Birot, contemporains de Saussure et dans lesquels l'aspect linguistique est essentiel, sont un autre exemple. Dans ce cas le paradigme essentiel est la musique, et l'on assiste à une promotion théorique du phonique et en même temps du visible. D'autres poèmes de Birot sont plus expérimentaux, tels le poème simultané ou celui " à crier et à danser ", ici commenté, les poèmes pancarte, etc. J-P. Bobillot suggère que dans ces cas on ne peut pas parler de signifiant mais plutôt de trace ou d'inscription phonique ; que la littéralité est la prise en compte de la lettre dans un énoncé quelconque, la poésie littérale se définissant comme un énoncé mettant en œuvre la lettre sur le plan phonique ou graphique ; que les calligrammes d'Apollinaire, dont il a été question à plusieurs reprises, sont une réponse à la simultanéité telle qu'elle se posait en 1910, et n'ont rien à voir avec la tradition du poème figuratif (peu importe qu'ils soient visuels, le problème n'est pas là).

Programme de la journée
Matinée

Modérateur :
Catherine Volpilhac-Auger
École normale supérieure - lettres et sciences humaines

10h00
Présentation

10h15
Thibault de Champagne, du manuscrit à l'imprimerie, XIIIe-XVIIIe-XXe siècles
Michèle Gally
École normale supérieure - lettres et sciences humaines
Olivier Collet
Université de Genève

11h00
La page figurative (Claudel, Apollinaire, Michaux)
Didier Alexandre
Université de Toulouse-Le Mirail

12h15 : Déjeuner libre
Après-midi

Modérateur :
Jean-Yves Debreuille
Université Lumière (Lyon II)

14h00
Quelques aspects de l'imaginaire de la page dans la poésie contemporaine
Jean-Marie Gleize
École normale supérieure - lettres et sciences humaines

14h40
Les « poèmes à voir » de Jean Tardieu
Delphine Hautois
Université Lumière (Lyon II)

15h20
Comment maîtriser l'édition de ses poèmes ? L'exemple de Tristan Tzara
Hélène Lévy-Bruhl
ENSSIB, Lyon

16h00
Plastique du sonore : représentation typographique de la voix et autonomisation visuelle de la typographie
Jean-Pierre Bobillot
Université Stendhal, Grenoble