Textes et textiles du Moyen Age à nos jours : échanges d'impressions

Dates: 
Du Mercredi 15 Juin 2005 au Vendredi 17 Juin 2005

Colloque organisé par l’Institut d’histoire du livre, l' Enssib et la Bibliothèque municipale de Lyon
Compte rendu

Le colloque Textes et textiles du Moyen Age à nos jours : échanges d’impressions, s’est tenu du 15 au 17 juin dernier à l’Enssib et à la Bibliothèque municipale de Lyon. Ouvrant une « saison » intitulée Tissu/Papier : échanges d’impressions, qui déclinera jusqu’à la fin de cette année, en divers lieux rhône-alpins, une série de manifestations autour de l’histoire longue et complexe des relations entre tissu et papier, texte et textile, vêtement et livre, il s’inscrit également dans la série des colloques organisés par l’Institut d’histoire du livre qui se sont tous donné pour but de traverser les frontières.

Ce colloque assurément transdisciplinaire, rassemblant des chercheurs de divers horizons et des professionnels, manifeste un esprit de curiosité qui tente de réunir les préoccupations des historiens des processus matériels comme celles des historiens de ces couples métaphoriques évoqués plus haut. Ces deux journées sont donc placées sous le signe d’un va-et-vient constant entre processus matériels et processus métaphoriques.

L’ouverture des ces travaux a été placée sous l’autorité de l’Antiquité. Cette période a en effet, depuis longtemps, noué des liens entre texte et tissu. Et Jesper Svenbro, auteur avec John Scheid d’un ouvrage consacré à la métaphore textile dans l’Antiquité gréco-romaine, s’y est particulièrement intéressé.

C’est un texte de Francis Ponge publié dans les années 1940, L’araignée, qui lui a donné la matière première de sa conférence inaugurale. Dans ce texte en effet, l’auteur, se prenant pour une araignée attirant le lecteur- « bestiole » dans une toile rayonnante faite de « mots en l’air », réveille la métaphore endormie dans le mot texte. Si ce mot ne renvoie plus spontanément, aujourd’hui, à la toile et au tissu, le textus des anciens désigne avant tout le tissu : comment en est-on arrivé là ?

J. Svenbro propose un voyage au début de l’Empire romain, notamment chez Ovide, qui conta la métamorphose de l’intrépide tisserande Arachnè en araignée et pour qui la métaphore du discours tissé est encore vive. Tibérius Ilus, peut-être son contemporain mais qui écrit en grec et non en latin, oppose quant à lui texte et voix, laquelle demeure prisonnière du tissu du poème tant qu’un lecteur ne l’en a pas libérée par l’acte de lecture.  Séparés de deux millénaires, les deux poèmes de Ponge et de Tibérius accordent la même importance à l’araignée, identifiable au poète, et au tissu.

C’est dans la poésie archaïque grecque que l’on retrouve la métaphore préfigurant le texte écrit dont les Romains seront les propagateurs à partir de Cicéron. Homère connaît la métaphore textile (Ulysse tisse son discours) mais ne l’utilise pas pour caractériser son chant, se considérant non comme auteur mais comme interprète des muses. En revanche les poètes choraux qui travaillent pour toutes sortes de commanditaires en font largement usage. Platon emploie la métaphore du tissage pour la composition de la cité comme de la syntaxe. Cicéron en développe l’usage épistolaire et philosophique. Lucrèce, très au fait des procédés du tissage, entend tisser jusqu’au bout (pertexere) l’ouvrage qu’il a entrepris.

Dans cette longue histoire, J. Svenbro attire particulièrement l’attention sur un poète romain du VIe siècle, Luxurius, qui écrit dans l’Afrique du Nord des Vandales. Pour Luxurius, l’écriture est la chaîne d’un tissu dans laquelle le lecteur introduit sa propre trame vocale de façon à tisser le texte, qui se défait par conséquent après chaque lecture. Cette théorie du texte dans laquelle la lecture est un re-tissage de l’écrit par le lecteur – et qui rappelle combien l’opposition écrit/voix est essentielle aux Anciens – est une des grandes leçons transmises par l’Antiquité, un véritable défi pour nous, modernes.

Après cette brillante entrée en matière par la métaphore, Louis André propose de revenir aux matériaux. Observant les papiers, cartons et textiles, la question des matériaux et techniques de fabrication à travers l’histoire s’impose en termes de proximité mais aussi de dissemblance. Si l’on examine tout d’abord la nature même des matériaux, dans une culture occidentale où la fabrication du papier est longtemps tributaire des chiffons textiles, on se trouve vite confronté à l’omniprésence de la cellulose. Ainsi faire du papier consiste d’abord à défaire du tissu : la fileuse s’applique pour que la papetière puisse effilocher.

Si l’on interroge les techniques de préparation des fibres et leurs différents modes de mise en forme, on relève bien des ressemblances : la feuille de papier, résultat d’une réaction chimique au cours de laquelle les fibres se soudent entre elles, rappelle en tous points le feutre – qui n’est pas un tissage ; le lissage, le laminage, le calandrage, s’appliquent au tissu et au papier ; tout comme le glaçage ou l’amidonnage, dont le but est de donner de la tenue à un tissu, trouve son équivalent dans le couchage du papier.

A partir de la fin du XVIIIe siècle, les grandes évolutions techniques s’observent dans les industries textiles et papetières, mais ne vont pas à la même vitesse : mécanisation de la filature ; machine en continu pour le papier ; exploitation de la cellulose pour pallier le déficit de chiffons, qui profite au textile avec le développement des textiles « artificiels » au tournant du XXe siècle.

A l’heure des « non tissés », les matériaux tissu et papier ne tendent-ils pas à se rapprocher davantage ? L. André présente pour terminer quelques images illustrant les principaux domaines dans lesquels s’effectuent les recherches : le papier peint, qui imite aussi bien les reliefs de la dentelle que le brillant de la soie ; les vêtements en fil de papier tissé ou tricoté, grande innovation des années soixante ; les robes de papier de Paco Rabane et, dans la même année 1967, les robes en non-tissé des papeteries Navarre à Roanne, dans la Loire.

Poursuivant à sa manière cette confrontation, Pierre Marc de Biasi propose une cartographie des intersections entre histoire du tissu et histoire du papier, rappelant en premier lieu combien ces deux substances racontent les débuts de la technologie et même de l’histoire humaine. A l’heure du numérique, il nous est en effet difficile de penser la pensée sans papier. De même le tissu est partout, des langes au linceul, des draps au drapeau, jusqu’à la toile qui est aussi espace de représentation du peintre. Tissu et papier sont tellement omniprésents qu’ils en deviennent invisibles, curieux prolongements ou prothèses de notre propre corps.

L’histoire du tissu et du papier, en se croisant, produisent des bouleversements technologiques et symboliques majeurs, depuis la Chine du IIIe siècle avant notre ère dans laquelle le papier entretient un lien natif avec la soie, jusqu’au monde musulman et à l’Occident de la fin du Moyen Age, dans lequel l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles impose le papier comme nécessaire support de l’écrit. Le Moyen Age, en Europe, est aussi le moment où se développe, après un long règne de la laine, la culture du lin, fibre pourvoyeuse de nouveaux vêtements et par conséquent de nouveaux chiffons qui deviendront à leur tour papier, permettant l’essor de la presse de Gutenberg : à cet égard, n’est-ce pas le papier (et au départ une affaire de mode) qui a fait la Renaissance ?

Un lexique du tissu et du papier, en Europe et plus précisément dans la langue française, s’ébaucherait autour de trois ondes de formation. L’une, très courte, qui voit l’apparition, entre 1140 et 1180, des termes toile, tissu, texte, canevas, fil, trame, ourdir, tresse (exactement « brin de lin non filé »). Puis deux autres, à partir du XIIIe siècle, qui lui donnent son ampleur du côté du texte d’une part, le mot ne désignant jusqu’alors que les Evangiles, le texte sacré, d’autre part du côté de la texture, avec les notions d’arrière pensée, de complot, de subtilité, etc., qui apparaissent à cette même époque dans la littérature en langue vulgaire.

Françoise Cousin choisit de faire retour aux choses en présentant un travail entrepris dans les années 1970 au Rajasthan, où elle avait alors étudié l’impression artisanale des tissus à la planche de bois. Dans le cadre de ce colloque, elle se propose de comparer les opérations mises en œuvre pour imprimer ces tissus avec celles requises pour imprimer sur papier, en privilégiant le cas de l’estampe.

Ces opérations et leurs effets sur la surface à couvrir sont décrits étape par étape, en se situant en premier lieu du point de vue du projet : dans le cas des tissus indiens observés, il s’agit de motifs grand teint et polychromes ; dans le cas de l’estampe, les motifs sont le plus souvent en noir et blanc, et l’impression ne pénètre pas au cœur de la fibre comme dans les tissus. Du point de vue des moyens mis en œuvre, on observe dans les deux cas un rapport étroit entre le support, l’outil et la matière, même si ceux-ci diffèrent dans leur espèce : toile de coton, planche en bois, mordant et réserve pour le tissu ; papier variant dans son grain, planche de bois ou de métal, encre pour le papier.

Mais c’est surtout dans la répétition, la succession et l’alternance des gestes requis pour le traitement du support que l’on observe les plus grandes différences. Dans l’estampe une même planche constitue le motif reporté sur une feuille, les mêmes gestes s’accomplissent pour chaque tirage et chaque exemplaire, unique, est cependant relié aux autres par le principe de répétition. Dans les tissus observés le format du support ne correspond pas à celui de la planche (beaucoup plus petit), chaque opération d’impression du motif est effectuée sur tous les tissus avant de passer à l’étape suivante qui est la teinture, les tissus imprimés exigeant en effet deux grandes séquences, l’impression proprement dite (l’application du motif) et la teinture. De sorte que dans le cas de l’estampe, la répétition s’effectue sur des supports différents, quand dans le tissu elle s’effectue sur un même métrage.

Xavier Petitcol présente une pièce exceptionnelle préemptée le 16 février dernier, lors d’une vente à l’Hôtel Drouot, par le Musée de Bourgoin Jallieu, et qui figure dans l’exposition organisée par ce musée dans le cadre de Tissu/Papier : échanges d’impressions. Il s’agit d’un gilet d’homme de l’époque Directoire, confectionné dans un satin jaune et imprimé en taille-douce à l’encre d’imprimerie. Ce vêtement remarquablement conservé présente un décor d’arabesques dans le goût « étrusque » très en vogue à la fin du XVIIIe siècle.

X. Petitcol rapproche cette pièce de deux fragments de satin conservés au Musée des tissus de Lyon et portant le même décor, mais également d’un ensemble d’estampes sur papier destinées au papier peint. Ce reliquat rarissime d’un décor mural, découvert en 1962 lors de la démolition d’un hôtel particulier à Bruxelles, et aujourd’hui intégré dans les collections du Musée du papier peint de Rixheim, permet d’attribuer le gilet à la fabrique parisienne de papier peint Arthur & Robert, active sous le Directoire. Et des inventaires ont livré les noms de ses dessinateur et graveur : Jean-Guillaume Moitte, sculpteur du roi, et James Gamble.

Cette étude de cas permet ainsi de voir comment, au sein d’une fameuse fabrique de papier peint souvent éclipsée par son concurrent Réveillon, l’impression en taille douce était réalisée sur papier comme sur tissu, et ce avec les mêmes formes imprimantes.

A partir du célèbre exemple de la manufacture de Jouy-en-Josas, Aziza Gril-Mariotte examine la question des rapports entre toile imprimée et livre à la fin du XVIIIe siècle et au début du siècle suivant. Les nombreux dessins créés à Jouy trouvent en effet majoritairement leurs thèmes et même leurs motifs dans les ouvrages imprimés et la gravure, qui connaissent un extraordinaire développement au XVIIIe siècle. Littérature, œuvres artistiques anciennes ou modernes, recueils de modèles, sont de précieuses sources pour les dessinateurs, qui diffusent autant qu’ils s’approprient la matière livresque en vogue. Ainsi les Fables de la Fontaine, font-elles l’objet, dès 1770-1772, de la première création imprimée à la planche de cuivre. Don Quichotte connaît également un grand succès, avec deux dessins créés en 1780 et 1816, tout comme Paul et Virginie, véritable best-seller des arts décoratifs, ou encore Tancrède, épopée médiévale abondamment reprise. L’opéra fournit aussi des modèles, par exemple Le mariage de Figaro, qui donne lieu à une série de gravures publiées en 1809.

Il convient de remarquer que dans tous ces exemples, les dessinateurs utilisent le livre et ses gravures comme source d’inspiration, les tissus de Jouy faisant par ailleurs tous l’objet d’éditions illustrées. Ainsi pour la toile Le meunier, son fils et l’âne créée en 1806, le dessinateur Jean-Baptiste Huet reprend les planches publiées cinquante ans plus tôt par Jean-Baptiste Oudry, destinées à des cartons de tapisserie. Pour Don Quichotte, ce ne sont pas les peintures de Coypel commandées par les Gobelins et destinées elles aussi à la tapisserie, qui sont utilisées à Jouy, mais le recueil de gravures qui en résulte. La toile Paul et Virginie, quant à elle, reproduit presque à l’identique les gravures commandées par Bernardin de Saint Pierre pour la belle édition publiée par Didot en 1806.

A. Gril-Mariotte s’interroge enfin sur les procédés mis en œuvre pour l’adaptation des images du livre à la toile imprimée, et met en évidence différents types de mise en scène du récit : « narration cyclique » dans laquelle les mêmes personnages sont reproduits dans des attitudes différentes et selon une disposition en ellipse qui tient compte des contraintes du rouleau de cuivre, apparu à Jouy à la fin du XVIIIe siècle ; « narration monoscénique » qui juxtapose plusieurs scénettes traitées de manière indépendante et non selon un déroulement linéaire.

Florence Charpigny s’intéresse au processus de création textile, dans lequel tissu et papier sont étroitement liés, à Lyon et à une époque de grande créativité, l’entre-deux guerre.  Elle entreprend de décrire les relations entre tissu et papier, chez le fabricant d’étoffe comme chez le styliste de mode, à partir des objets dont on dispose et qui ont, de par leur conservation même, le statut d’archives : croquis, esquisse, mise en carte, disposition de tissage, papier Verdol du métier à mécanique de type Jacquard (qu’en est-il avec les métiers informatisés ?), livre de patrons et son complément commercial, le livre de commissions, patron de vêtement en papier ou « non tissé ».

Il apparaît que le document papier informe non seulement par le dessin, mais par les annotations manuscrites qu’il porte (informations techniques, nom du client, retissages successifs, etc.) et qui passent par l’écriture, ajoutant un niveau de codification supplémentaire. Le papier donne la capacité de mise en œuvre du projet textile et sa maîtrise, comme on le voit entre autres exemples dans la mise en carte, qui reporte le dessin sur un papier quadrillé où les intersections des lignes verticales et horizontales représentent le croisement des fils de chaîne et des fils de trame.

Au total, un dispositif complexe dont le pragmatisme n’est probablement qu’apparent, signifiant à différents niveaux, qui renvoie au schéma représentation/effectuation : le papier joue des deux pôles, comme notion complémentaire et éclairante de la description.

Odile Blanc a choisi d’évoquer les rapports entre le livre et le vêtement à partir d’un exemple particulier : un vêtement masculin de la fin du Moyen Age conservé au Musée des tissus de Lyon, rare exemple de vêtement civil conservé pour ces époques anciennes, et dont il est relativement aisé de suivre l’histoire à partir de sa « redécouverte » à la fin du XVIIIe siècle. Dès lors en effet, ce vêtement qui avant la Révolution était conservé dans le trésor de l’église des Carmes d’Angers n’a cessé de circuler, dans les pays de Loire, en Normandie, à Paris et au Mans, avant d’entrer dans les collections lyonnaises. Dans le même temps ces pérégrinations s’accompagnent d’une inflation de commentaires à l’égard d’une pièce devenue objet de collection, de publications concernant les textiles et vêtements du Moyen Age, et aussi de nouvelles images.

L’histoire de ce vêtement est intimement liée aux traces laissées par ces différents regards (ceux du peintre, du collectionneur, du savant) dans les publications. C’est l’occasion d’étudier le jeu, exemplaire et complexe, des transformations d’un objet à travers la façon dont il est publié, l’ensemble des représentations écrites, graphiques et photographiques, qui fonde son statut de document comme ses différents statuts. Si le livre est ici vecteur d’information, support de connaissance, il reflète aussi les différentes manières de voir ce singulier vêtement venu du Moyen Age, dans le contexte du développement des études médiévales en France (des « antiquités nationales »).

Ainsi son premier commentateur, en 1817, ne voit en lui qu’un « morceau d’antiquité », avant qu’il ne devienne un objet de collection activement recherché. Au milieu du XIXe siècle, les milieux savants témoignent d’un intérêt nouveau pour les étoffes anciennes découvertes dans les trésors d’églises. L’époque est alors à la reconstruction de bâtiments en style gothique, ainsi qu’au renouveau liturgique, de sorte que le vêtement n’est guère mentionné que comme un échantillon textile, et représenté comme tel. Ce n’est qu’en 1910 que des photographies le donnent à voir comme un vêtement ancien, dont la structure demeure cependant incompréhensible jusqu’à ce que les dessins du peintre Maurice Leloir, en 1930, en restituent la forme particulière et la manière dont il devait être porté. Il a donc fallu plus d’un siècle pour que cette pièce d’habillement, célèbre dans les milieux savants et collectionneurs, accède à la visibilité.

Lors de la seconde journée de ce colloque, François Dupuigrenet-Desroussilles aborde les processus métaphoriques à travers un genre littéraire de plusieurs siècles, les « vers tissés », et dans deux textes phares qui l’ont mis en œuvre : les Louanges de la croix de Raban Maur à l’époque carolingienne, et les Metametrica de Juan Caramuel dans l’Italie baroque.

Les poèmes figurés renvoient à la tradition grecque et surtout alexandrine du technopaegnion, ancêtre du calligramme, où un texte formant figure s’enlève sur un fond uni et est immédiatement perceptible. Dans le monde romain, les premières tentatives s’observent à l’époque républicaine mais surtout au IVe siècle, avec les carmina figurata de Porphyre Optatien, dédiées à l’empereur. Ce genre aura une grande influence auprès des poètes de la cour de Charlemagne, milieu dans lequel s’est formé le futur évêque de Mayence Raban Maur.

Les vingt huit poèmes qui composent les Louanges de la croix se présentent comme des carmina figurata quadrata, dans lesquelles les hexamètres horizontaux et verticaux ont le même nombre de lettres. Chaque poème se donne ainsi comme un espace saturé par le texte, avec un texte « portant » et un texte « porté », ce dernier composant des figures tissées dans le précédent qui, contrairement aux technopaegnion, ne sont perçues que grâce à une écriture seconde révélée par un tracé coloré ou figuré. Le cas le plus fréquent est constitué de figures géométriques formant des lettres dans lesquelles apparaît un texte second. Un autre exemple, fréquemment reproduit, est la figure du Christ recouverte de texte, où le vêtement est le support d’un texte second qui en donne le sens (« ce tout puissant créateur est habillé de quelques lettres »). Et dans l’image de la croix au pied de laquelle est agenouillée le poète, la même couleur verte, qui habille la croix, qualifiée de « rameau vert », et Raban, fonctionne comme un trait iconique à valeur quasi linguistique.

F. Dupuigrenet Desroussilles attire l’attention sur le fait que Raban Maur – après Porphyre Optatien et Venance Fortunat – utilise la métaphore textile alors qu’elle est peu employée dans le Moyen Age latin, suggérant qu’il existe une spécificité de cet usage en relation avec le poème figuré. Par ailleurs, si les poèmes figurés sont des images verbales assimilées à des étoffes, ne peut-on les rapprocher des images réelles sur des étoffes, connaissant la grande faveur des images textiles (bannières, tituli, emblèmes, etc.) au Moyen Age ? Il y aurait donc une spécificité médiévale du poème figuré, en relation avec la métaphore textile et avec la matérialité du décor textile, qui ne se réduit pas à une simple reprise de la tradition antique.

L’autre exemple choisi par F. Dupuigrenet Desroussilles, ce sont les vers tissés de Juan Carramuel, personnage fascinant de la Contre-Réforme catholique, à la fois philosophe, moraliste, grand théologien, auteur d’un grand nombre d’ouvrages concernant la théologie morale mais également la rhétorique, dont ces Metametrica qui proposent une théorie en même temps qu’une anthologie du vers tissé. Si l’on retrouve la pratique du texte porté, comme chez Raban Maur, avec une disposition géométrique des lettres dans les interstices desquelles se dégage une autre matière verbale, les choses se présentent bien différemment puisqu’en définitive, texte portant et texte porté sont interchangeables, dans une combinatoire infinie où prédomine le visuel.

Cette forme, très répandue dans les couvents de l’époque baroque, n’est pas sans rappeler le fameux songe du Poliphile, texte publié à l’extrême fin du XVe siècle et qui peut être entièrement considéré comme la matière intermédiaire d’un très long acrostiche – reproduit par les lettrines qui ouvrent chaque chapitre – et qui comporte de nombreux technopaegnia. Cette confusion entre technopaegnion et vers tissé est sans doute à mettre en rapport avec la médiation de l’imprimerie, qui introduit un principe de réversibilité complète de la lettre (la typographie est une composition de caractères inversés). Le personnage de Caramuel, qui a fondé plusieurs imprimeries où il engloutit le peu de fortune qu’il possédait, porte ainsi à son apogée le principe de cette « machine folle à tisser des vers ».

Romaine Wolf-Bonvin poursuit l’examen de ces processus métaphoriques en observant la situation du texte à l’aube du XIIIe siècle. Le mot texte, en littérature romane, apparaît vers 1120-1140 (teste, tiste) pour désigner, en premier lieu, l’écriture sainte, l’Evangile, puis le passage de l’écriture sainte à son commentaire : le texte signifie donc la parole première et la glose. Il faut attendre la fin du XIIIe siècle pour rencontrer, dans le Roman de la Rose de Jean de Meung, le mot employé dans un sens figuré, pour désigner la parole directe par opposition à sa périphrase : le mot texte se laïcise donc très tard. R. Wolf-Bonvin rappelle alors l’intuition d’Emmanuelle Baumgartner selon laquelle, dans la littérature de cette époque, la couture et la broderie sont privilégiées, alors que le travail du tissage apparaît rarement, et toujours sous un jour défavorable. Ce colloque est l’occasion de reprendre cette idée.

A la tradition poétique antique et latine dans laquelle le tissage du discours est un lieu commun, le Moyen Age ajoute une inflexion majeure en accordant une importance supplémentaire au revêtement textuel et à la superposition vestimentaire : écrire c’est tisser mais aussi habiller, et la poésie revêt la matière de mots. L’esthétique médiévale conçoit le texte comme un habillement précieux et valorise l’abondance, l’ornatus, perceptible dans la joaillerie, la passementerie, la broderie, etc. Mais voir le texte comme une enveloppe c’est aussi penser qu’il dissimule, qu’il y a donc en lui de la tromperie.

R. Wolf-Bonvin choisit quelques textes littéraires issus de la matière courtoise qui mentionnent des étoffes luxueuses, ornées abondamment, et qui sont de vrais guides de lecture des romans dans lesquels ils s’insèrent : au lecteur de déchiffrer, de commenter, voire de re-tisser, ces éléments. Ainsi dans Galeran de Bretagne, une jeune femme se taillant un vêtement dans une riche étoffe tissée par sa mère qui l’a abandonnée, met en pièce le tissu maternel pour le réajuster à ses mesures, s’appropriant ainsi ses origines.

La plupart de ces romans accordent en effet peu de place au tissage, quand ils ne le considèrent pas comme un vil métier. Si l’on se tourne vers les fabliaux, genre anti-courtois par excellence, les choses sont sensiblement différentes. Ainsi Auberée, vieille maquerelle qui possède à son plus haut point l’art de lier et délier les personnes, art de la reprise qui évoque bien sûr la couture, est par ailleurs en tous points semblables à l’araignée telle que la décrit Isidore de Séville : sans cesse en activité, aux aguets, prête à fondre sur sa proie. De sorte que l’on retrouve le tissage sous le travail de la couture et du vêtement, mais – ce qui donne finalement raison à E. Baumgartner – sous un jour ô combien défavorable, puisqu’il est associé à l’araignée, animal honni qui symbolise la trahison, la convoitise, l’esprit de lucre, l’avarice… de sorte que le travail du tissage apparaît avant tout comme l’art du démon.

Roger Chartier saisit ces processus métaphoriques à l’époque moderne, en prenant pour point de départ une pièce de Goldoni créée en 1762, Une delle ultime sere di Carnovale, entièrement construite sur une allégorie entre la fabrication des tissus et la représentation de théâtre. A chaque état dans le monde du textile (dessinateur, marchand de soie, maître tisserand, ouvrier) correspond un rôle dans le processus de la composition dramaturgique (celui de l'auteur, des propriétaires des théâtres vénitiens, des directeurs des compagnies et des comédiens). Ces ensembles d’analogies ou de métaphores se présentent à bien des égards comme l’inverse de ce qui se donne à voir dans les poèmes de Raban Maur : si ceux-ci montrent qu’écrire c’est tisser, dans la pièce de Goldoni on voit combien tisser c’est écrire.

Cette comédie permet ainsi d’analyser les liens multiples qui existent entre le texte et le textile, entre XVIe et XVIIIe siècles. Il s’agit d’une part des proximités matérielles entre texte et tissu, d’autre part, par ces proximités mêmes, de l’identité des pratiques textiles et textuelles. Les Contes d’hiver de Shakespeare contiennent ainsi des énumérations d’articles et ustensiles de mercerie qui rappellent les chansons de colporteurs contemporaines, soulignant la force du lien entre les ballades qui sont bien souvent des chansons d’amour et ces objets évoqués qui sont aussi des gages d’amour offerts par des jeunes filles, jalousement gardés dans ces coffrets recouverts de tissus et conservant ces menues choses et toute une imagerie biblique, analysés par Anne Rosalind Jones et Peter Stallybrass (Renaissance Clothing and the Materials of Memory, Cambridge University Press, 2000).

Bien d’autres textes de cette période, notamment ceux qui reprennent l’antique matière ovidienne emplie d’histoires de femmes violentées, privées de parole, et qui parviennent à raconter leur histoire par le tissage ou la broderie (c’est le cas de Philomèle), mettent en scène la sphère privée et féminine des travaux d’aiguille, fort éloignée du monde masculin des métiers vénitiens évoqué par Goldoni. De la pratique du canevas (samplers) dans le monde élisabéthain, à l’apprentissage de la couture et de la broderie jadis analysé par Yvonne Verdier, le travail de l’aiguille, réalisé par des femmes dans une sphère privée et close, apparaît comme l’une des données essentielles de l’Ancien Régime et l’un des « pouvoirs » féminins.

L'aiguille a ainsi rendu possible l'entrée en écriture de celles à qui la plume, perçue comme dangereuse, était interdite. Si l'analogie avec les métiers du textile a permis à Goldoni de mettre en représentation les contraintes régissant la  pratique du théâtre, les jeunes filles et la femme de l'Europe moderne, en l'inversant, ont pu faire de la broderie ou de la tapisserie qui devaient assurer leur assujettissement l'instrument d'un possible écart par rapport aux disciplines imposées.

Nadine Gelas s’intéresse aux rapports entre texte et vêtement en donnant ainsi à la mode la place qui lui revient de droit dans les préoccupations de ce colloque. Un des traits frappants de la mode contemporaine, en effet, c’est le recours important et généralisé au verbal, au code linguistique sur les vêtements mêmes. Cette pratique existe de longue date : le mouchoir, pour ne prendre que cet exemple relativement récent, a été l’un des supports privilégiés du message linguistique. Plus tard, à la fin du XIXe siècle notamment, se développe l’usage de porter la marque du fabricant, ainsi que des indications concernant la composition et l’entretien du vêtement. Mais ces inscriptions ne sont pas portées sur le vêtement mais à l’intérieur, cachées par conséquent au regard.

La pratique de l’inscription sur le vêtement est donc récente, elle touche certains vêtements plus que d’autres, par exemple le tee-shirt, mais en définitive elle envahit toutes les pièces vestimentaires, du vêtement de sport au vêtement de soirée, sans parler des accessoires. Ces messages revêtent bien entendu différentes formes, du texte entier au slogan ou au message politique jusqu’à la simple lettre. Ils sont généralement accompagnés d’un travail graphique important, la lettre, le mot, étant dans certains cas transformés en pictogrammes.

A quelles logiques et à quelles valeurs renvoient ces usages du code linguistique ? C’est ce que propose d’analyser N. Gelas en distinguant en premier lieu une logique distinctive dans laquelle le message permet d’afficher une identité, fonctionnant comme une signature. On songe bien sûr à l’usage de la marque, qui confère son prix à l’objet de mode, le cas le plus exemplaire étant le tee-shirt : tous se ressemblent, ils sont fabriqués aux mêmes endroits voire dans les mêmes usines, seule la marque les différencie et leur confère leur valeur. De sorte que ce qui compte dans l’objet de mode, c’est moins ce qu’il est, dans sa matérialité, que ce qu’il signifie pour celui qui le porte. La mode affiche partout et hyperbolise, de cette manière, sa valeur symbolique.

Une seconde logique peut-être qualifiée de récréative, lorsque le message est un moyen de jouer avec les signes et les codes. La mode est ainsi le lieu où s’exprime un ludisme un peu débridé, une forme de transgression, de provocation (soft). Une de ses formes est l’usage du logo, tellement présent ces dernières années que l’on a parlé à son égard de logomania (le déploiement du monogramme Vuitton sur les accessoires de la marque en est un exemple). Un autre exemple est l’invention d’un langage imaginaire, qui renvoie a priori à une langue étrangère, mais qui s’avère en réalité intraduisible, à l’image de l’anglais macaronique qui orne tant de tee-shirts actuels. Dans ce cas le langage est un pur signifiant.

Une troisième logique serait une logique séductrice, en laquelle le message a pour but d’attirer le regard sur des endroits précis du corps, forme en réalité proche du tatouage. Le pas est d’ailleurs franchi avec cette photographie de mode dans laquelle les deux C entrelacés de Chanel sont apposés non sur le vêtement mais sur le corps lui-même, comme si le corps avait retrouvé la fonction première de la marque qui est précisément celle d’orner le corps.

Au final, cette promenade dans l’usage du texte dans la mode contemporaine confirme que le signifié importe moins que le signifiant, ce dernier jouant comme rôle d’aimant pour le regard, en plus de son rôle décoratif et ludique.

Les liens entre le texte et la mode sont également le point de départ de l’intervention de Mongi Guibane, qui s’interroge plus précisément sur la place du texte dans le travail du couturier à partir de l’exemple de Christian Dior. On sait l’importance de ce dernier dans la mode de l’immédiat après-guerre, et l’avènement que fut la collection « New Look » en 1947. Révolutionnaire, le style Dior ? Il marque plutôt, de l’aveu du couturier lui-même, un retour à une certaine tradition, celle du XVIIIe siècle ou du Second Empire, et impose un corps que l’on retrouve quasiment inchangé au fil des saisons : taille serrée, buste offert, hanches rembourrées.

L’innovation de Dior qui intéresse plus particulièrement le propos de ce colloque, c’est d’avoir imposé l’idée que chaque saison devait amener un changement de ligne, à laquelle il donne un nom évocateur qui séduisait la presse de mode et faisait naître dans le public une attente, une curiosité. Entre le printemps 1947 et l’hiver 1958 se succèdent ainsi les lignes Corolle, En huit, Zig zag, Envol, Ailée, Trompe l’œil, Milieu du siècle, Verticale, Oblique, Naturelle, Longue, Sinueuse, profilée, Tulipe, Vivante, Muguet, H, A, Y, Flèche, Aimant, Libre, Fuseau. Soit vingt deux lignes inspirées de la nature et surtout de la géométrie ou encore des lettres de l’alphabet. Comme dans la géométrie ou l’écriture en effet, la ligne donne un tracé, celui du corps. Son écriture s’effectue avec de l’étoffe, des formes et des couleurs. Chaque ligne propose une silhouette, un ordonnancement du corps, sa grammaire même, que l’on renouvelle chaque saison. Elle est indispensable au couturier comme le caractère au typographe.

Chaque saison, Christian Dior décrit minutieusement la ou les lignes retenues dans ce que l’on doit considérer comme son discours de mode : un argumentaire destiné aux journalistes et aux acheteurs, de plus en plus détaillé au fil des saisons. Ce texte donne les caractéristiques de la silhouette de la saison, les coloris, les matériaux, mais aussi tout ce qui accessoirise la tenue (chapeaux, sacs, gants, bas). C’est un programme à l’usage des critiques de mode, dont il oriente la lecture, si l’on veut une dictée, et même un diktat. Car ce texte programmatique qui ne laisse rien au hasard facilite la description des modèles en même temps qu’il impose ses choix, rassemblés sous un nom qui, à chaque saison, claque comme un slogan.

L’argumentaire donne la mesure du temps de la mode, tient le public en haleine, et démontre aussi que la mode ne se fait pas sans texte, qu’elle est une écriture – à défaut d’être, pour paraphraser Barthes, une bonne littérature. Au travers de ces textes, la collection apparaît bien pour ce qu’elle est : un travail constant de la morphologie, une invention du corps qui emprunte parfois à la lettre même l’idée de sa forme. Si la pratique de donner des noms aux modèles n’est pas exclusive à Dior – c’est même une habitude généralisée de longue date – avec lui la mode devient un véritable texte, voire une explication de texte, qui va au-delà de la simple fiche technique comme de l’habitude actuelle de superposer le modèle à une ambiance dont le nom vaut pour seul commentaire.

Le dernier intervenant de ce colloque, Jean Paul Leclercq, propose d’observer les réalités textiles d’un peu plus près, conjointement aux aspects plus ou moins connus du texte de façon à mettre en évidence leurs ressemblances et leurs différences. Il apparaît que dans le texte écrit, les rythmes poétiques, ceux-là mêmes qui permettent la mémorisation des vers, sont reconnaissables visuellement dans l’organisation de la page. De la même manière, un tissu peut présenter des séquences alternées, lorsqu’il utilise plusieurs armures (mode d’entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame) dans le sens de la chaîne. Il est encore possible d’identifier visuellement la fabrication même d’une étoffe en observant le mouvement des cadres qui portent les fils de chaîne et se soulèvent à un rythme spécifique suivant le mode de croisement des fils choisi en vue de l’obtention d’une toile, d’un sergé, d’un satin…

Si l’on se place maintenant du point de vue du livre et non plus de la page, on constate aisément que le tissu se présente comme une pièce continue de longueur variable qui rappelle le volumen davantage que le codex, la notion de page étant sans équivalent textile. Surtout, la notion de répétition, essentielle dans le cas du textile, est plutôt rare dans le texte, si l’on excepte le cas du refrain ou du couplet qui scande une chanson ou un poème.

J.P. Leclercq montre ensuite quelques exemples qui visent à dégager quelques traits pertinents dans le rapprochement entre texte et textile et qui portent sur l’ordonnancement ou disposition des motifs dans un tissu (chemin suivi, disposition en drapeau, symétrie), sur le sens de certains tissus et notamment du velours, sur la justification que le tissu crée par la bordure, par exemple. En définitive, il apparaît que le texte ne se rapproche si bien du tissu que quand il cesse d’être vraiment texte, si l’on peut dire, comme le cas du châle à pivots, avec ses asymétries et ses lignes obliques, le montre.

Lorsqu’il est écrit, le texte est le résultat d’une spatialisation de la parole, tout en incluant un processus temporel, la lecture ligne à ligne re-suivant cette orientation dans le temps. Le tissu apparaît au premier abord comme une réalité essentiellement spatiale, mais cette spatialisation implique également un processus temporel : ce sont toutes les opérations qui ont lieu avant le tissage (dessin, esquisse, mise en carte…), dont le tissu n’est en définitive que le résultat. Au final, le temps et l’espace sont bien présents dans ces deux objets, le tissu en train de se faire pouvant se comparer au texte qui s’imprime ligne à ligne. En ce sens, parole/texte, tissage/tissu se révèlent deux couples favorables à la mise en évidence d’une esthétique comparée de l’espace et du temps.